Film Quoi Après ? / Interviews

Quoi Après ?

Un film documentaire de Yannick Coutheron

55 minutes - Couleur - Stéréo - 2002

Voix Off

Tu entres dans cet hôpital agé de trois mois.

On va t’opérer du cerveau.

On va t’ouvrir la tête.

J’ai dix ans. Je suis abasourdi.

Peut-être plus par la tristesse, le désaroi de papa et maman que par ta terrible opération.

Je n’aime pas ces couloirs, ces ascenseurs, ces blouses blanches que l’on croise partout.

On ne peut te toucher.

Maman ne peut te donner le sein.

On te regarde derrière une vitre.

Tu as la tête bandée de blanc.

Tu parais loin, très loin.

Sans doute drogué.

Il y a d’autres enfants autour de toi.

D’autres tristes parents autour de nous.

Et cette frontière de verre qui attenue les pleurs.

On a ensuite parlé de séquelles.

De handicap, de réeducation, de centres spécialisés.

De quoi s’agit-il ?

Est-ce que je pourrais t’apprendre des prises de judo ?

Est-ce qu’on pourra jouer de la musique ensemble ?

Faire des virées en vélo, des cabanes dans les arbres, des barrages sur les ruisseaux ?

Non, rien de tout ça.

Tu es resté seize ans et demi à la maison.

Handicapé moteur, handicapé mental.

Totalement dépendant.

Tu es mort avant tes dix sept ans, dans ta chambre, suite à une crise d’epilepsie.

Arrêt cardiaque.

Le Haut Mal t’a terrassé sans que je n’ai eu le temps de te dire au revoir.

On t’a brûlé puis mis dans une boite.

Il me restait ta chambre intacte.

Les objets ne respirent pas mais ils m’ont soufflé qu’il t’avait fallu partir pour ne point souffrir davantage.

Ils ont dit ça au grand frère pour tenter de le consoler.

Mais comme dit l’autre, notre besoin de consolation est impossible à rassasier.

Alors je cherche des traces de ta vie.

De notre vie partagée tous les quatre, avec papa et maman.

Et de ce qui m’a echappé aussi, par la distance…

MONIC - CHAMBRE

MONIC

Le tout début, Etienne, on…

Quand je suis allée chez le pédiatre, il a découvert qu’il avait prit cinq centimètres de tour de tête en un mois.

Il s’en est rendu compte qu’au dernier moment.

Parce que je lui disais :"Ecoutez, Etienne il est… je trouve que c’est un enfant mou…"

Il me disait :"Ecoutez madame Coutheron arrêtez de vous faire du soucis, c’est un beau bébé, il est simplement… il fait chaud, tout ça, c’est simplement la chaleur."

Et donc le mois d’après, pareil, je lui ai dit :’Il est un peu mou"…

Et à trois mois et demi, il me dit "Ecoutez, arrêtez de vous faire du soucis !"

Et il me dit : "Attendez, ramenez le mois, j’ai du me tromper dans la prise du périmètre crânien"

Et là il a vu qu’il avait cinq centimètres, pris cinq centimètres de périmètre crânien, c’est énorme !

Parce que ça grossi tout doucement un crâne.

Et donc c’est à partir de là qu’on a fait tous les examens.

D’abord un fond de l’œil chez l’ophtalmo, ensuite électro-encephalogramme.

Là on a vu que les médecins commençaient à parler, en disant qu’il y avait une légère anomalie.

Et il a repasser un autre… après il a passer un…je sais plus ce qu’il a passé.

Je l’avais écris ça, dans mon mémoire.

Il a passé un autre examen, enfin bref, on est arrivé au scanner.

Et c’est au scanner donc, après les premiers examens de base que l’on a découvert qu’il avait quelque chose dans le cerveau.

Mais quoi ? On en savait rien !

Et je t’en avais laissé… c’est toujours des… c’est même pas dans quel…

Ca se regarde comme ça, voilà.

La tête elle est comme ça, on voit les drains qu’on lui a mis.

Les drains on lui a mis après avoir opéré la tumeur.

Donc après avoir détecté la tumeur on l’a opéré… et puis… c’est assez horrible d’ailleurs comme photo.

Et ça c’est les drains qu’on lui a mis parce que en plus, les drains, il a été opéré… après la tumeur il a eu donc une hydro-céphalie consécutive, ce qui est tout a fait normal parce qu’on avait touché aux poches d’eau dans le cerveau.

Et il lui ont mis un drain, un premier drain pour écouler ce liquide céphalo-rachidien.

Et en fait les drains n’ont pas fonctionné et on l’a opéré six fois de suite dans la même année.

Donc entre le mois de novembre où il a été opéré de la tumeur jusqu’au mois de mai où on me l’a rendu, on me l’a rendu pour la fête des mères, il a été opéré six fois des drains.

En plus de la tumeur.

Et en plus quand on me l’a rendu ça ne fonctionnait pas vraiment.

Voix Off

Le même ventre nous a porté tous les deux.

A dix ans d’intervalle.

On imagine tant de choses en voyant arriver un petit frère.

Autant les bons côtés que les concessions à faire.

J’ai appris à changer tes couches, à te donner à manger.

Je t’ai souvent gardé.

J’ai toujours pensé pouvoir te faire faire plus de choses que les autres.

Parce que tu avais ma confiance.

Parce que je ne m’apitoyais pas sur tes faiblesses.

Tu as vécu seize ans de lutte avec tes limites.

Limites infligées à ton corps par des bistouris bienveillants.

Je ne peux leur en vouloir tant ils me sont étrangers.

Michel  Bureau

MICHEL

On faisait confiance.

Avec des doutes mais on faisait confiance quand même.

Ils étaient sûr d’eux quand même, les chirurgiens, les machins et tout.

Ils étaient quand même assez sûr d’eux.

Bon, ils nous ont menti, c’est tout.

Enfin, c’est con parce que ça fout en l’air une vie d’un garçon et puis la vie d’un couple.

Ils auraient pas dû nous donner de l’espoir.

YANNICK

Tu penses qu’ils savaient vraiment les conséquences ?

MICHEL

Ouais… Ils ont fait leur expérience, c’est bien.

Enfin, c’est bien, je leur en veux quand même un petit peu mais…

Peut-être que c’était dans leur logique, dans la logique médicale, je sais pas.

Et s’acharner, ouais, pourquoi pas.

S’acharner alors que t’as des miliers de gosses qui meurent chaque heures dans le monde.

Enfin bon, je sais pas.

C’est pour ça qu’après on était vacciné, et puis on voulais plus qu’on fasse sur Etienne n’importe quoi.

Là on surveillait.

Il a subit après, deux, trois opérations mais pas au cerveau.

Le talon, tu vois des choses comme ça pour l’aider à marcher, enfin il a jamais vraiment marché mais l’aider à se mouvoir.

Bon, mais à la fin on a arrêté tout, c’était fini, on pouvait plus, c’était pas possible.

Voix Off

Tu n’as jamais connu papa et maman artisans.

C’était ma première enfance.

L’insouciance de Monic et Michel.

Et en même temps leur épanouissement.

Papa fabriquait des métiers à tisser, maman organisait des stages de tissage.

Nous faisions les foires artisanales pour vendre le bois tourné de papa et les pièces tissées de maman.

Il fallait aimer la laine qui gratte et le look berger seventiees !

Mais ça se vendait …

Beaucoup de rencontres, de repas, de fêtes.

Je suivais papa et maman partout.

Il y avait peu d’enfants de mon âge.

J’évoluais dans un monde d’adultes.

Je chantais Boris Vian par cœur.

Je jouais de longues heures tout seul.

Je m’endormais n’importe où..

On m’a souvent dit que j’étais adorable.

Mais on trouvait aussi que j’avais un petit air triste.

C’est, entre autres choses, ce petit air triste qui a poussé maman à me donner un petit frère.

Voix Off

Papa et maman ont décidé de déménager.

Ils ont acheté une maison dans un petit village à côté de Cluny.

Tu étais trop présent dans l’autre maison.

Et puis de toute façon, ils ont toujours eu la bougeotte.

On a souvent déménagé.

Avant c’était pour l’artisanat.

Ensuite c’était pour ton bien-être.

Nous sommes allés en Provence pour tes bronches,

À Marignane pour un centre,

À Bordeaux pour un autre…

J’ai longtemps pensé que malgré tes problèmes tu irais de mieux en mieux en grandissant.

Je m’attendais vraiment à te voir un jour courir, parler, et voler de tes propres ailes.

Seulement à 6 ans c’est l’âge du CP.

Tu n’allais pas entrer en CP.

A 8 ans tu étais encore en centre spécialisé pour poly-handicapé.

Je n’aimais pas beaucoup ça, te savoir là-bas.

Je te considérais beaucoup plus vif et épanoui que la plupart des autres gamins.

Seulement tu n’étais pas scolarisable.

Je crois que c’est à ce moment là que j’ai compris que j’avais un petit frère handicapé.

MONIC CHAPAIZE

MONIC

Ben justement, pourquoi j’ai eu beaucoup de chagrin ces derniers jours,

et puis heureuseument tu m’en as sauvé,

c’est parce que c’était le désespoir total.

J’ai vraiment réalisé, parce que justement, toutes ces questions que l’on se pose :

"Est-ce qu’on a bien fait ?

Est-ce qu’il a réalisé ?

Est-ce qu’on aurait dû le prolonger ?",

ça m’a permis de ne pas penser à l’essentiel,

c’est à dire que je m’occupais d’autre chose,

je m’occupais des questions de culpabilité, de…

ben de sa souffrance à lui, de ce qu’on a mal fait, ce qu’on a bien fait.

Et puis l’essentiel, le fait qu’il est…

Ben qu’on le reverra plus !

Qu’on le reverra plus du tout vivant, c’est ça qui… C’est…

C’est justement "Quelque Chose Noir" comme dit Roubaud,

c’est vraiment le trou noir.

A la fois il y a la conscience aigüe, quand on est pas croyant…

Parce que les gens qui sont croyants ils disent " il est dans la chambre d’à côté", comme ils disent, et on a tous ces termes tous fait, "ils nous attendent"…

Tu vois, je mets une bougie mais c’est en sa mémoire, c’est tout.

Je ne suis pas du tout convaincue que je vais…

Si j’étais convaincue que je le retrouve tout de suite, je me serais suicidée, je veux dire.

Parce que c’était tellement fort.

Bon je sais bien que je vous aime aussi, toi, papa, mais la douleur était tellement forte, on était tellement liés que si j’étais sûre de le retrouver et bien je serais partie tout de suite.

Alors que bon, je sais que je ne le retrouverais pas, enfin je ne pense pas.

C’est vrai qu’on a toujours un petit espoir mais c’est pas…

C’est impossible, je veux dire.

Voix Off

Ce jour là j’ai déménagé ton urne, tes cendres, ce qu’il reste de toi.

Il me manquait tes questions, ton rire et ta main sur la mienne pour m’aider à passer les vitesses.

MONIC - LECTURE CAHIERS

MONIC

La douceur de l’automne, le chant de la source dans le jardin, les grenouilles que tu n’entends pas, mon petit amour, dans ta cage de verre.

Le journal que je griffonne en pleine nuit pour écouler la souffrance qui emplie et écartelle mon corps soudain haï, méprisé.

Je le relis maintenant, succédant au désespoir, l’espoir.

Etienne je t’attends.

Je sais que notre amour te redonnera le nouveau souffle de vie nécessaire à ta seconde naissance.

Nous allons te refaire, te faire renaître, te recréer, te montrer à nouveau les oiseaux, les arbres, la source.

Te serrer toujours dans nos bras pour te faire oublier, pour me faire pardonner d’avoir voulu procréer, moi si vieille…J’ai mis entre parenthèses : j’avais 32 ans.

Sa petite main dodue qu’on ne peut plus caresser, le désespoir en rentrant dans la chambre vide, le petit pull que je tord à travers mes larmes pour retrouver son odeur, le retrouver, sentir sa chaleur.

Le regard adoré et impuissant de mes parents accourus du fond de la France, le regard perdu de mon époux désorienté.

Celui de notre fils ainé Yannick pour qui il faut sourire, coûte que coûte, pour qui il faut tenir, ne pas se laisser aller.

Les cigarettes soudain retrouvées, grillées l’une sur l’autre, indéfiniment.

Ca peut s’appliquer à maintenant encore.

YANNICK

Par rapport à l’absence ?

MONIC

Ben oui.

YANNICK

En fait l’absence pendant qu’il était à l’hôpital est aussi…

MONIC

C’est exactement la même que maintenant.

C’est vrai qu’en le relisant je…

C’est exactement la même chose.

C’était déjà une petite mort.

Malgré tout il y avait l’espoir.

YANNICK

C’était une séparation que vous avez vécu assez difficilement.

MONIC

Ben oui parce que j’avais jamais envisagé de le quitter comme j’ai jamais aimé te quitter.

Et puis le fait en plus qu’on m’ait dis qu’on allait l’allaiter, ça j’ai encore la haine dans le cœur.

YANNICK

On t’a dit quoi ?

MONIC

Ben on m’a dit que je pouvais l’allaiter.

Le pédiatre qui m’a envoyé à l’hôpital m’a dit : "Pas de problèmes, vous l’allaitrez là-bas."

Et là-bas, c’était la séparation totale.

YANNICK

Là-bas on t’a dit : "Non vous n’avez pas le droit."

MONIC

Ha non, non, on n’avait même pas le droit de le toucher.

Et ça ça revient sans arrêt.

J’essaie de dire "bon c’est pas grave", je pense à tous ces petits enfants en Roumanie qui sont dans des lits tout vides, sans personne…

Je me dis, après on a bien rattrapé l’absence, la séparation.

Je me dis qu’on a rattrappé le plus possible.

Mais c’est vrai que c’est complétement fou quand tu y penses, maintenant.

C’est pour ça que je voulais en parler à cette dame qui a vécu la même chose mais dans un hôpital où au contraire la mère pouvait…

Où la mère faisait partie du soin, je veux dire.

Ca paraissait évident même déjà à l’époque.

On parlait déjà de…

Ben l’enfant il s’en sortait beaucoup mieux si la mère le touchait.

Bon, l’allaiter, peut-être pas forcément après l’opération mais…

Cette interdiction c’était déjà une séparation…

Je l’aurais peut-être mieux vécu même l’opération s’il n’y avait pas eu cette séparation de corps, quoi.

C’était déjà une petite mort, c’était…

Si j’avais pu le tenir jusqu’à l’entrée dans la salle…

C’est pour ça qu’après, à chaque fois qu’il s’est fait opéré je le suivais jusqu’à l’entrée de la salle d’opération. Là où on rentre avec les bottes vertes, là…

Je l’ai toujours amené jusqu’à l’entrée du bloc.

Jamais jamais après j’ai voulu le quitter.

Je l’ai plus jamais quitté pendant les opérations et les hospitalisations.

ITW BUREAU MICHEL

MICHEL

J’ai bien vu que ce serait difficile, je veux dire, de concilier artisanat…

La preuve, c’est que maman a arrêté l’artisanat quand Etienne est arrivé.

Avec toi ça se passait bien.

Quand Etienne est arrivé avec tous ses problèmes, bon, ben, elle a abandonné son statut d’artisan.

Et moi je me suis rendu compte que en fait il y aurait beaucoup de boulot à faire, si tu veux, sur Etienne, tant sur le plan, je dirais psychologique tout ça et tout, bon, le suivre…

Et puis essayer qu’il soit le mieux possible, donc de le placer, enfin essayer de …

Pas de le placer forcément.

Parce que en fait il a été un petit peu placé, mais pas trop.

C’est surtout maman qui s’en est occupé.

Et donc moi je devais assurer derrière, si tu veux, le fait que, bon, ben, qu’il y avait des trucs qui coûtaient chers, qui étaient pas remboursés, qui étaient pas eccetera…

Donc en fait je me suis dis : bon, ben maintenant l’artisanat c’est fini pour nous, quoi.

Parce que en fait l’artisanat ça fait pas vivre son homme, surtout l’artisanat d’art.

Donc, en fait, c’est là que je me suis replongé en plein dans l’informatique, que j’avais envie de quitter à l’époque.

C’est pour ça que j’ai passé…

YANNICK

Ha oui, tu avais envie de quitter l’informatique ?

MICHEL

Ah, oui, oui, complétement.

Et c’est là que j’ai passé mon DESS, que j’ai demandé ma mutation, que je me suis fait embauché dans cette boite qui me permettait en fait d’avoir un salaire plus décent que dans l’administration pour pouvoir justement assurer mieux le handicap, enfin surtout les côtés annexes que personne ne voit.

YANNICK

Qui sont ?

MICHEL

Qui sont matériels.

Bon, il y a le côté très important psychologique de présence des parents et tout…

D’ailleurs si après, effectivement, je me suis mis indépendant, ça a été aussi une raison, enfin, ça a été aussi conduit par le fait que…

Ben, je pouvais pas toujours être parti, il fallait que je sois là.

D’ailleurs Etienne me réclamait tout le temps.

Enfin, bon, donc…

Mais je regrette pas, c’est pas du tout un regret.

Au contraire. Moi ça m’a permis de voir autre chose.

Mais c’est vrai que je ne serais pas parti comme ça, quoi.

Enfin, je n’aurais pas continué l’informatique, ça c’est sûr.

MONIC FLEURISTE  FAIT GERBE

MONIC

J’ai vécu un peu entre parenthèses.

Avec Etienne c’était quelque chose qui était…

On vivait en milieu clos tous les trois, quoi.

Pour moi c’était pas désagréable mais c’était…

En fait je réalise que c’était quelque part déjà une non-vie.

Un début de… C’était une sorte de préparation à…

Ben à un arrêt total finalement, parce qu’on était tellement en dehors de la vie que c’était…

Et je me rends compte en me remettant dans la vie.

YANNICK

En quel sens c’était une non-vie ?

Parce que c’était une vie, d’une certaine manière au service d’Etienne.

MONIC

Pour lui.

Je ne parle pas de moi.

Moi c’était une vie au service d’Etienne, d’accord.

Mais pour lui c’était pas une vrai vie.

Tout était faussé et encore il l’aurait bien pris mais, je t’en parlais souvent, il était souvent pas content de ce que je lui proposais parce qu’il en était pas totalement satisfait, même du scooter électrique.

Le scooter électrique, quand on passait devant la piscine avec, il voyait tous les autres gamins avec leurs scooters.

C’est pour ça que dès que je pense à Etienne, je pense souvent au fait que c’était, justement que c’était l’anti-vie pour lui.

Je faisais tout tout pour qu’il reste dans la vie jusqu’au dernier moment et puis lui…

Ce que je regrette c’est de n’avoir pas pu discuter de ça avec lui, et puis même ça aurait pas été possible, ça aurait été trop douloureux de parler de ça avec lui.

De lui dire : je comprends bien que tu es triste.

A quoi ça servait de lui dire puisqu’il en avait conscience et puis que…

Ben qu’on y pouvait rien, en fait.

Et puis ce qui me fait le plus mal maintenant c’est que finalement on continue de vivre…

Je n’arrive plus du tout à avoir vraiment le goût des choses mais je me dis qu’il faut continuer.

Et puis quelque part, quand même, des fois je suis contente.

Et j’en ai une espèce de mauvaise conscience parce que…

Je me dis je suis contente parce que finalement je suis libre de mes mouvements, de faire des tas de choses mais c’est très très très mélangé comme seniments.

C’est très complexe.

Qu’est ce que tu en penses ?

YANNICK

Oui c’est joli.

Ben c’est bien parce que le orange ça redonne un peu de couleur.

Parce que que jaune et blanc c’était un peu…

MONIC

Oui, je crois qu’elle est pas trop mal, hein ?

Voix Off

J’ai fait un rêve dans lequel tu t’accapares le volant de la voiture.

Tu roules plus ou moins maladroitement.

Je te dis de t’arrêter sur le côté mais tu jubiles tellement de ces instants de conduite volés que tu ne m’écoutes même pas.

J’ai juste un peu peur mais je suis amusé de te voir aussi culotté et heureux de l’être.

ITW MONIC CHEMIN

MONIC

Etienne, c’est bizarre, on a jamais compris.

Parce que même au niveau de la logique, on avait l’impression qu’il y avait des choses que tout d’un coup pouvaient se débloquer.

Et apparemment il y aurait eu des éléments extérieurs, peut-être moi, je me suis toujours posée la question, qui l’auraient bloqué.

Parce qu’on peut pas savoir en plus, parce qu’il y a peut-être un aspect…

Un enfant normal des fois se bloque au niveau du scolaire par rapport à des éléments extérieurs et Etienne je m’étais posé la question à un moment de savoir si il avait pas quelque part une logique normale qui avait été perturbée et par notre séparation et par toute cette souffrance.

Ca c’était un point d’interrogation parce que de temps en temps, disait le psychiatre et d’autres gens qui s’en étaient occupé, il avait des… Il devenait très logique.

Tu lui faisait faire un exercice de logique, il mettait ça dans l’ordre et puis l’instant d’après c’était fini.

C’était complètement fini et on savait pas pourquoi.

Est-ce que c’était affectif ?

Est-ce qu’il s’est entretenu inconsciemment dans son état d’handicapé mental ?

Mais d’un autre côté quand il me disait : maman, apprendre écrire, il me disait cours.

Tu sais combien de fois il m’a dit on fait un cours.

Alors cours, on se mettait à table et puis j’essayais de lui apprendre les lettres et il retenait, parce qu’il avait de la mémoire, bon, p-a : pa, bon tout ça…

Mais c’était que mémorisé.

Il arrivait pas à avoir la logique.

Ni des mots, ni des chiffres.

Il comptait jusqu’à 20, à un moment, à la fin il ne le faisait plus.

Il avait plus envie parce pour lui c’était peut-être le prendre pour un singe mais quand il était plus petit il comptait jusqu’à 20.

Mais si tu lui mettais 2 fourchettes et tu rajoutais une fourchette, il était incapable de comprendre que ça faisait trois.

Alors donc, j’ai jamais su pourquoi, est-ce que…

Bon, je pense qu’il avait des cases de logique qui étaient atteintes mais il était étonnant.

On a jamais eu de réponse par rapport à cette logique et à son intelligence, qui par moments fusait comme ça et après se refermait comme si il avait ouvert une fenêtre et qu’il la refermait tout de suite.

C’était assez étonnant.

Mais c’est vrai que c’était très douloureux quand il voulait apprendre à écrire, à lire.

Parce qu’il voyait que je lisais, il voyait que tout le monde lisait, il avait envie, alors j’essayais les exercices Adibou, qui étaient fait pour la maternelle et non…

C’était trop dur.

Il disait : "Trop du pour moi."

Et ça c’était triste quand il disait "Trop dur pour moi", c’était vraiment…

Ca me faisait vraiment de la peine. "Trop dur pour moi…"

CHEZ MEME - TRICOTTE

YANNICK

Qu’est-ce que tu me disais par rapport à Etienne ?

MEME

Je me rappelle plus ce que je te disais.

Je te disais que Etienne… Comment, qu’est-ce que je disais ?

Qu’il aurait presque fallu qu’il soit plutôt un petit innocent parce qu’il avait une intelligence et il a du être malheureux de se savoir pas comme tout le monde.

Parce qu’il le sentait qu’il était pas comme tout le monde.

Alors il était triste quand il voyait ses petits cousins qui s’amusaient, qui pouvaient tout faire et que lui il pouvait rien faire.

Alors on voyait bien qu’il était triste et qu’il se plaisait mieux avec des gens normaux que dans son école avec des enfants malades, on le voyait bien.

Voilà, c’est tout ce que j’avais à dire…

Il avait beaucoup de sentiments…

Il avait…

Tiens ! Voilà ta maman…

YANNICK

Sauvée par le gong !

MEME

Sauvée par le gong … Tu vas lui dire… Arrête !

YANNICK

Allo ? Oui.

Voix Off

Nous avons vécu 9 ans sous le même toit.

Ensuite je suis parti, pour mes études.

Pour prendre de la distance aussi. Construire ma vie autonome.

Echapper au rythme familial qui me pesait.

Lorsque je revenais te voir, au bout de trois jours ton quotidien m’angoissait.

Maman organisait les journées de manière à combler tous les temps morts.

Cause ou conséquence, le fait est que tu attendais toujours la suite :

"Quoi après ?" tu disais.

Quoi après ?

Comme si le moment présent ne te suffisait pas.

Qu’il fallait te projeter dans l’avenir.

En quête d’une insatiable satisfaction.

MICHEL & MONIC TABLE SALLE A MANGER

MICHEL

Il n’avait pas la notion du temps.

Hier, demain, il ne savait pas.

MONIC

Oui oui.

MICHEL

C’était vraiment ce qu’il vivait, le moment présent, quoi.

Par contre il avait des souvenirs, de ce qu’il avait fait peut-être il y a un an, mais il pouvait pas dire il y a un an.

YANNICK

Ou même il pouvait pas dire il y a trois jours.

MICHEL

Il pouvait pas dire il y a trois jours.

MONIC

C’est pour ça qu’il ne fallait pas lui annoncer trop tôt les bonnes nouvelles.

MICHEL

Oui.

MONIC

Au centre je leur disais : Vous ne lui dites pas du tout qu’il y a une sortie à tel moment…

MICHEL

Ben non parce que pour lui c’était tout de suite.

MONIC

Demain c’était…

MICHEL

C’était tout de suite.

C’était dans l’heure qui suivait, quoi. C’est ça qui est bizarre.

YANNICK

Et puis il attendait, il attendait la suite…

MICHEL

Ben oui. Et ça venait seulement vachement tard.

"Quand…euh…", quand je sais pas quoi, enfin…

YANNICK

"Quand venir quelqu’un ?"

MICHEL

"Quand venir Yannick ?"

Parce qu’on disait des fois, ben tiens, Yannick il vient samedi dans une semaine.

Alors toute la semaine c’était "Quand Yannick ?"

YANNICK

Et quand j’arrivais, c’était "Quand partir Yannick ?"

MONIC

Oui, voilà, oui.

Et toi "Quand partir Paris ?"

MICHEL

Oui.

MONIC

Et ça tu vois la mémoire par contre qu’il avait : FaSiLa chanter, des fois il répondait.

Tu sais les deux notes de musiques, tu connais l’émission…

Et bien il connaissait tellement de chansons qu’il répondait.

"Mathilde" il disait, "Mathilde" aux deux premières notes de Gilbert Becaud, tu sais, en Russie, là… Les Champs Elysées…C’était Mathilde ?

Enfin bref, il reconnaissait des chansons souvent aux premières notes.

Voix Off

Il suffisait que quelqu’un éternue, trébuche ou profère des jurons et tu riais.

Tu jubilais du rire de papa écoutant un disque de Coluche ou regardant un film de Tati.

Je me souviens d’une période où je te faisais rire aux larmes.

Je m’assomais contre une porte,

Je trébuchais sur une marche,

Je glissais sous la table.

Je simulais parfois un handicap.

J’imitais ta démarche tordue, la jambe droite trénante.

Ou je jouais au maladroit qui n’arrive pas à se servir de sa main pour prendre un objet.

Tu étais ravi.

Il t’arrivait toi même d’imiter certains de tes copains du centre.

Pour nous faire rire.

Pour affirmer ta lucidité, aussi.

MONIC SUR LIT

MONIC

Il était jeune homme et il regardait les filles.

Que ce soit à la piscine ou quand on allait faire du scooter vers le lycée et la piscine, à Tournus, après l’école, enfin après son centre, et bien il regardait beaucoup les jeunes filles et elles avaient aucun regard pour lui, quoi.

Et ça c’était triste parce que je le voyais…

On voyait qu’il était triste de ça.

Enfin c’est peut-être moi qui me faisais des idées mais…

Il était normal dans… je veux dire dans sa constitution d’adolescent et il regardait bien les jolies filles.

Et puis d’ailleurs au centre il avait une petite amoureuse paraît-il, sur le groupe des poly-handicapés.

Je vois laquelle.

C’était une petite qui était toute appareillée, je sais pas si tu l’avais déjà vu, qui arrivait à marcher avec plein de…

Elle était appareillée jusqu’au genou.

Elle était très mignonne.

C’était réciproque paraît-il.

Enfin, ça n’a pas eu le temps de durer beaucoup, mais …

Elle a pleuré quand Etienne est mort, d’ailleurs.

Et donc… Mais lui il aurait voulu être… Ben, je pense avoir…

Il était amoureux d’ailleurs des filles qui s’occupaient de lui, de Christelle il en était amoureux, il le disait, il disait : "Amoureux…"

Il était vite amoureux.

Même de ses éducatrices, les plus jeunes, il en parlait.

Voix Off

Certains arbres vivent plus de 300 ans.

Ils voient passer les vies qui s’assoient à leur pieds.

Celui-ci t’a vu boitant, t’assoire sur ce banc.

Maman à tes côtés essayant de te faire partager le simple bonheur d’être là.

Mais tu avais 16 ans et ton corps d’adolescent trouvait de plus en plus difficilement l’energie pour se soutenir.

Tes limites s’affirmaient plus prégnantes.

Les crises d’epilepsies t’assaillaient à l’improviste, te laissant exténué pour plusieurs heures, voire plusieurs jours.

J’avais mal de constater que tu te tenais de moins en moins sur tes jambes.

J’avais mal de voir ta tête s’incliner inexorablement vers ton épaule gauche.

Ta disparition, bien que douloureuse, m’apparaît finalement comme un soulagement.

Celui de ne pas te voir sombrer davantage.

MONIC ET MICHEL SALLE A MANGER

MONIC

Moi j’étais devant son armoire en train de faire le sac, parce que bon, comme il ne sortait pas de sa crise (d’épilepsie) elle m’a dit "bon, ben on l’hospitalise", elle a appelé le SAMU, tout ça et… j’étais en train de faire le sac puis tout d’un coup je me suis retourné, elle était en train de lui…

ben elle était sur lui en train de lui faire…

Je lui ai dit "mais qu’est ce que vous faites ?", j’ai crié…

Elle me dit "mais il est en train de partir"…

Et je lui ai dit "arrêtez !"

Elle a arrêté mais elle l’avait relancé.

Et puis après je lui ai redemandé, j’en ai eu le cœur lourd et je lui ai dit "j’espère que ça n’a pas duré…"

Ca m’a paru tellement violent !

Elle m’a dit "non, j’ai appuyé trois fois. Deux ou trois fois, vous vous êtes retourné tout de suite."

Et… malheureusement elle l’a relancé…pour… je ne sais pas quelle heure c’était, c’était dix heures…

MICHEL

C’était dix heure, le matin. Neuf heures et demi.

YANNICK

Et elle, elle voulait l’envoyer à l’hôpital, c’est ça ?

MONIC

C’était son devoir de médecin. Mais à partir du moment où je lui ai dis "Arrêtez" , elle m’a dit…

MICHEL

Elle a comprit de toute façon.

MONIC

Elle m’a dit "Vous êtes sûre ?"

Et je lui ai dit "Qu’est-ce que vous feriez ?"

Et pourtant elle n’est pas mère, elle est pas mère cette femme.

Et elle m’a dit "Je ferais comme vous."

Et c’est elle qui est allé accueillir le SAMU pour leur dire "Les parents refusent l’hospitalisation."

YANNICK

Parce que ça voulait dire quoi si il y avait hospitalisation ?

MONIC

C’est bien connu.

Elle elle m’a dit, je lui ai demandé après, parce que, bon, on en a parlé souvent…

MICHEL

Moi aussi.

Tu sais, j’étais malade comme un chien.

Donc j’y étais allé pour me faire soigner un petit peu aussi et puis…

Donc c’était juste après l’enterrement et… oui, peut-être le lendemain…ou le surlendemain, enfin je ne sais plus.

Et puis donc je lui avait reposé la question.

Et puis elle m’a dit "Oui, c’est ce qu’il fallait faire."

Alors, je ne lui ai pas demandé comment ça ce serait passé après si on l’avait hospitalisé et tout ça, mais…bon, moi je sais très bien ce qui se serait passé…

MONIC

Ben moi elle m’avait répondu, elle m’avait dit "Il y a de grandes chances qu’il soit mort là-bas et vous n’auriez pas eu le droit de le toucher, il serait mort complétement branché, ou alors il ne se serait jamais remis assis.

MICHEL

Tout à fait.

MONIC

Elle me dit "Je pense."

Tu peux jamais être sûr de rien.

Non ça c’est au moins une chose qu’on…

MICHEL

Ben, c’est l’expérience qu’on a eu…

MONIC

J’ai dit à Yannick "Imagine qu’on ai refait cette seconde erreur de… et qu’il soit mort aux soins intensifs !".

Mais tu imagines ce qu’on aurait dans le cœur maintenant.

Ca aurait été encore plus insoutenable, tu vois.

MICHEL

Alors que là il est parti avec nous…Bon.

Voix Off

C’est toi qui a prit ces photos.

Tu les as pris tout seul.

Je t’imagine sérieux, la bouche serrée par la concentration.

Tu luttes avec ta main droite parce qu’elle ne t’obéit pas vraiment.

C’est la gauche qui fait tout le boulot.

Tu regardes avec un œil dans l’objectif.

Tu as du mal à fermer l’autre œil.

Comme quand j’essayais de t’apprendre à faire un clin d’œil, tu n’arrivais pas à dissocier l’un et l’autre.

Tu appuies sur le déclencheur

Et voilà immortalisé ton regard sur papa et maman.

Eux qui nous ont mis au monde.

Pour le meilleur et pour le pire.

Ils se sont évertués à faire de leur mieux, artisans de nos deux vies si distinctes.

En partant sur tes traces, c’est aussi eux que j’ai retrouvé.

Avec l’incontournable amour qu’ils nous ont donné.

Celui qui m’a permis de ne jamais me sentir délaissé.

Celui qui t’a permis d’alleger un peu tes difficultés.

Quoi après ? Quoi après, me dis-tu ?

Après on s’accomode comme on peut de ton absence.

Je t’oublie parfois quelques jours, quelques semaines.

Et puis un signe dans la rue ou un rêve et te revoilà.

Fantome de mon esprit, c’est souvent un sourire que tu m’envoie.

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